Désobéissance civile

La désobéissance civile peut-elle être un droit ?

Les actes de désobéissance civile posent un très délicat problème à la justice. C’est que, bien que la légitimité de la résistance à l’oppression figure parmi les droits de l’homme reconnus par les déclarations de 1789 et de 1948 – et qu’elle inspire les constitutions qui en ont intégré les principes –, la justice courante a le plus grand mal à admettre la valeur juridique de la justification d’un acte délictueux lorsqu’il est accompli au titre de la désobéissance civile. Le problème peut se résumer ainsi : est-il envisageable qu’un tribunal juge un acte de désobéissance civile en tant que tel ? Cet article va examiner ce problème sous deux angles : le premier est l’analyse des manières dont, en France, le droit traite le refus délibéré de se plier à une obligation légale ou réglementaire et les délits commis dans l’intention affichée de faire valoir l’illégitimité de cette obligation. Cette analyse conduira à mettre au jour l’invention d’un procédé qui, sans réclamer la reconnaissance légale de la désobéissance civile, permet tout de même de prendre en considération les sensibilités froissées par un article de droit : la définition de ce que l’on peut nommer des « droits suspensifs » qui autorisent une personne à se soustraire à l’application de la loi de façon conditionnelle. Le second angle sous lequel cette question sera traitée tient en une interrogation ; la désobéissance civile – en tant que forme d’action politique qui consiste à refuser de se plier à une prescription légale – peut-elle devenir une manière de se comporter pleinement reconnue en droit ? Ce qui conduira à dégager les raisons pour lesquelles une telle « normalisation » semble contrevenir à la nature propre de la désobéissance civile ; et à rappeler que cette forme d’action politique est vouée à faire un « usage sauvage » du droit.

I. Les limites juridiques du droit à la résistance

Il est largement admis qu’il existe un droit « moral » à résister à l’oppression. Ce droit, qui figure à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, est conçu depuis John Locke comme un droit naturel. C’est ce qui vaut au droit à la résistance à l’oppression d’être devenu une sorte d’attribut inaliénable et imprescriptible de la condition humaine. Ce droit moral tire sa légitimité moderne d’une idée, reprise dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, qui affirme qu’il est « essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ». Cette idée, qui vise à garantir la paix civile, est l’arrière-plan sur lequel s’est développé le système de droit social en vigueur dans les États démocratiques avancés (et c’est également elle qui fonde les recommandations de la Déclaration de Philadelphie de l’Organisation internationale du travail en 1944 ? )
Depuis lors, ce qui peut être considéré comme relevant d’un « droit » à la résistance s’est peu à peu étendu : il peut inclure aujourd’hui l’opposition au despotisme, les combats contre la tyrannie et le totalitarisme, les luttes contre les abus et les privilèges, voire le refus de participer à la mise en œuvre de politiques indignes ou révoltantes ?[
En fait, le droit à la résistance reste toujours soumis à d’étroites restrictions : il s’exerce de façon légitime uniquement dans des circonstances exceptionnelles – comme la proclamation d’un état d’urgence, la suspension des libertés fondamentales, l’instauration d’une dictature, l’imposition d’un ordre de légalité par une puissance occupante. Selon Sophie Grosbon, le droit français ne confère pas de valeur juridique contraignante au droit de résistance à l’oppression consacré par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il semble en effet exclu par les articles 433-6 à 433-10 du Code pénal qui régissent le délit de rébellion. Elle note pourtant que le Conseil constitutionnel a donné incidemment « pleine valeur constitutionnelle » au droit de résistance à l’oppression (décision 81-132 DC du 16 janvier 1982, sur la « loi de nationalisation »). Et elle tire de cette décision une intéressante conclusion, qui n’est pas purement hypothétique selon elle : « Une loi qui limiterait la liberté d’expression, le droit de grève ou de manifestation pourrait porter atteinte également indirectement au droit de résistance à l’oppression, comme une loi qui mettrait en œuvre des systèmes de surveillance particulièrement généralisés (par le développement de fichiers, de caméras ou des nouvelles technologies) pourrait limiter l’exercice futur du droit de résistance. » Elle ajoute que quelquesdispositions du droit français peuvent être interprétées comme aménageant légalement le droit de résistance, comme le droit pour le fonctionnaire de refuser d’obéir à un ordre « manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » (article 28 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 sur le statut des fonctionnaires) ou l’absence d’exonération pénale pour obéissance à l’acte manifestement illégal ou conduisant à un crime contre l’humanité (articles 122-4 et 213-4 du Code pénal). Et pourtant, ces possibilités sont rarement, pour ne pas dire jamais, utilisées.

En un mot, bien que l’on observe régulièrement que la grandeur et le courage de celui qui se lève et dit « non » pour faire valoir son opinion contre l’avis de ses contemporains sont loués, et parfois jalousés (lorsque la revendication exprimée est juste et légitime bien sûr), on constate que la résistance à l’oppression en tant que droit trouve difficilement place dans l’exercice courant de la justice. Devant un tribunal, le refus d’obtempérer à une prescription légale émanant d’une autorité instituée est un délit ; et invoquer une clause morale ou politique pour justifier le fait de l’avoir volontairement commis joue rarement en faveur du contrevenant. Or, de façon assez paradoxale, la désobéissance civile est, en tant que forme d’action politique, une démarche qui repose sur un appel à la justice.

.1. Usage sauvage et usage civilisé de l’arme du droit

Il existe deux manières d’utiliser l’« arme du droit » 
dans l’action politique en démocratie. La première est civilisée : elle consiste à introduire des recours contre des décisions légales ou réglementaires auprès des instances mandatées à cet effet (Conseil d’État, Conseil constitutionnel, tribunaux ordinaires ou administratifs, prudhommes, instances d’arbitrage, etc.) ou, désormais en France, en utilisant la procédure de la Question préalable de constitutionnalité (QPC). Cette modalité d’appel au droit contient une obligation : celle d’accepter la sanction des autorités sollicitées, donc celle de s’incliner lorsque la décision du juge ne va pas dans le sens de la revendication exprimée. L’autre manière est sauvage : elle consiste à forcer l’intervention du juge dans un procès au cours duquel une obligation légale tenue pour injuste, indigne, dangereuse ou illégitime est réévaluée en public. C’est ce que fait la désobéissance civile. En effet, pour qu’un acte compte comme une désobéissance civile, il doit remplir certaines conditions : être exprimé publiquement, en nom propre, de façon collective, en spécifiant en quoi une obligation bafoue un droit fondamental et en fondant cette revendication sur l’invocation d’un principe supérieur à la simple légalité (égalité, justice, solidarité ou dignité)
. Et il faut encore et surtout que ce refus fasse l’objet d’une action en justice (civile ou administrative), car le procès est considéré comme la tribune du haut de laquelle la question du caractère néfaste ou scélérat d’un texte réglementaire peut être rouverte dans le débat public. En démocratie, la validité de la désobéissance civile comme forme d’action politique reste contestée. C’est que l’on ne voit pas bien pourquoi l’expression d’un désaccord devrait prendre les allures d’un refus de se plier à la règle commune dans un régime où les libertés individuelles (de vote, d’opinion, de manifestation, de grève, de conscience et d’association, d’orientation sexuelle) sont garanties ; où des mécanismes de « dialogue social » ont été institués (dans le travail parlementaire, le paritarisme ou les négociations collectives) ; et où la défense des droits fondamentaux est une réalité juridique. De plus, un tel refus est un comportement qui contient une menace pour la démocratie, au sens où il remet en cause son principe même, à savoir le fait que la minorité s’engage à accepter les décisions prises par une majorité. Un autre défaut de la désobéissance civile est d’être une forme d’action politique faible, au sens où elle peut être facilement rendue insignifiante. Le plus simple moyen de le faire consiste, pour les autorités contestées, à ne pas engager de poursuites contre ceux qui les défient ouvertement. Cette stratégie est radicale et économique, mais pas toujours appliquée. Une autre façon de désarmer un acte de désobéissance civile consiste à le cantonner dans une zone de non-application des directives, en étendant la latitude concédée aux agents de les suivre ou pas. Ce fût le cas par exemple lorsque des enseignants ont publiquement annoncé qu’ils ne respecteraient pas les instructions concernant les heures de rattrapage qu’ils devaient assurer pour pallier la suppression de postes d’enseignants spécialisés dans l’aide aux élèves en difficulté. Cette désobéissance civile a forcé l’action en justice du ministère, dont certains responsables se sont alors plaints du fait que, alors qu’il est admis que les enseignants sont libres de ne pas appliquer les directives dans leur classe, ce qu’il fallait sanctionner est le fait de le dire ouvertement. La désobéissance civile est également victime de son succès. C’est que ce qui la motive disparaît à mesure que les droits qu’elle revendique sont conquis ou octroyés. L’exemple le plus notoire est celui de l’objection de conscience, qui a disparu de l’horizon du possible avec la fin de la conscription. Et il en a été de même avec l’avortement, l’euthanasie, le mariage homosexuel ou la gestation pour autrui – là où ces droits ont été obtenus. Il faut encore signaler que la désobéissance civile – comme forme d’action politique – se trouve immédiatement désarmée face à ces nouvelles manières de gouverner qui, comme la « soft law », fixe des objectifs plutôt que des impératifs, en recourant aux techniques de l’évaluation ou du benchmarking pour les réaliser. Ou bien face à ces « politiques de l’excellence » fondées sur le volontariat et l’incitation financière qui mettent des institutions ou des équipes en concurrence afin d’obtenir des budgets attribués au petit nombre de ceux qui, ayant présenté un dossier, sont reconnus les meilleurs, comme par exemple dans les procédures mises en place dans le cas du « plan licence » dans l’enseignement supérieur et des Labex dans la recherche . Comment désobéir à une politique contestable lorsqu’aucune obligation ne vous est faite d’entrer dans une compétition qui décide de votre avenir ?

I.2. Le droit face à la politique

Une autre faiblesse de la désobéissance civile tient au principe qui la fonde : la non-violence. Le respect de ce principe n’est cependant pas absolu. Pour donner une plus grande visibilité à leur acte, certains décident de faire un usage modéré de la violence, en veillant attentivement à ne jamais faire de victimes : fauchage de champs d’OGM, enchaînement dans le cas de causes écologiques ou anti-nucléaires, barbouillage de publicité, aide aux clandestins, « démontage » d’établissement de restauration rapide, « retenue » de cadres, publication d’informations « secrètes », etc. Le recours à la violence peut être parodique ou ironique – comme celui des Femen qui manifestent poitrine nue par exemple. Or, pour le droit, ce sont là des infractions qui tombent sous le coup d’une qualification juridique : dégradation de bien public, violation de propriété privée, destruction volontaire, outrage, exhibition sexuelle, séquestration ou rébellion. Et l’arsenal légal se gonfle constamment de textes répressifs qui permettent d’appliquer cette dernière qualification (participation à un rassemblement interdit, occupation illicite d’espace public, port de cagoules, refus du prélèvement ADN, réunions dans les cages d’escaliers, etc.). Pour qualifier juridiquement un refus d’obtempérer de rébellion, quatre éléments constitutifs de cette infraction doivent être établis : (1) la victime doit être dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ; (2) elle doit agir, lors des faits incriminés, dans l’exercice de ses fonctions pour l’exécution des lois, des ordres de l’autorité publique, des décisions ou mandats de justice ; (3) il faut que le prévenu ait opposé une résistance violente à l’agent ; et que (4) il l’ait fait de façon intentionnelle. Et on sait que la réunion de ces quatre éléments n’est pas si facile à établir. L’affaire se complique puisque, en droit, la résistance passive n’est pas constitutive de rébellion – ce qui n’est sans doute pas étranger à la stratégie de non-violence adoptée par les protestataires et les désobéissants.
Commettre un acte de désobéissance engage toujours la responsabilité personnelle de celui qui le fait. Savoir où se situe cette responsabilité est une question juridique cruciale, dont Sophie Turenne précise l’enjeu en rappelant que, en France : « Une jurisprudence constante déduit du Code pénal un devoir d’“obéissance passive”, d’après lequel le subordonné doit toujours obéir aux ordres de ses supérieurs, sans se poser de question sur leur éventuelle illégalité. Le subordonné se trouve donc dégagé de toute responsabilité. Aux États-Unis, en revanche, depuis l’arrêt Osborn vs Bank of the United States (1824), un fonctionnaire qui persiste à appliquer une loi frappée d’inconstitutionnalité engage sa responsabilité civile et pénale.
. » Un arrêt de la Cour de cassation française conforte la thèse selon laquelle le subordonné est toujours irresponsable en exécutant des ordres : « L’illégalité des ordres reçus n’autorise pas les particuliers à s’opposer avec violence et voies de fait à l’autorité qui les exécute : la légitime défense ne joue pas en ce domaine. » Et bien que la possibilité de refuser d’obéir à des ordres manifestement illégitimes soit inscrite dans l’article 28 de la loi du 13 juillet 1983, le droit de résister à un acte illégal de l’autorité publique a été rejeté par la Cour de cassation dans l’arrêt Boissin, qui établit une présomption de légalité des actes des autorités publiques et interdit aux particuliers le droit de se constituer juge des actes qui émanent de l’autorité publique. Pour Sophie Turenne, toute tentative de résistance serait donc aujourd’hui susceptible d’être qualifiée de rébellion aux termes de l’article 433-6 du Code pénal. La requalification de la désobéissance civile en rébellion appartient à la logique du droit. C’est ainsi que, par exemple, le 13 juillet 2011, trois militants de l’asso­ciation No Border sont jugés pour occupation illicite de terrain, rébellion en réunion et refus de donner empreintes. Se fiant à la jurisprudence, la procureure demande d’abandonner les poursuites pour occupation illégale et requiert pour chaque prévenu trois mois de sursis pour le reste. Elle écarte « la volonté d’impunité » prêtée aux policiers par les militants, rappelant que l’un des inculpés « vient importuner, filmer, tourner autour. Ils empêchent les forces de l’ordre d’agir et nuisent à l’interpellation. » Les prévenus sont relaxés au bénéfice du doute pour les faits de rébellion et condamnés pour le refus d’empreinte, mais avec une dispense de peine. Réduire un acte exprimant une protestation politique à de la rébellion n’est pas le seul procédé qu’utilise la justice. En fait, une série de dispositions légales existent aujourd’hui qui ouvrent aux citoyens la possibilité de déroger à la loi commune sans se mettre en infraction. Quels sont ces droits que l’on peut nommer « suspensifs » ?

I.3. Les droits « suspensifs »

Le premier de ces droits est l’invocation de l’état de nécessité (ou la « contrainte morale irrésistible » ou l’« état de péril »). Son fondement est l’article 122-7 du Code pénal, disposant que : « N’est pas pénalement punissable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. » Cet argument a récemment servi de multiples causes : celle du droit à l’avortement (pour justifier l’interruption de grossesse, comme à l’occasion du procès d’une jeune fille mineure jugée à Bobigny en 1972) comme celle des opposants à l’avortement au nom de l’enfant à naître (pour défendre ceux qui s’en prennent violemment aux services qui pratiquent les interruptions volontaires de grossesse [IVG] et aux personnels qui y travaillent). Le spectre de l’invocation de l’état de nécessité est large. Il couvre désormais les actions qui visent à sauvegarder la nature ou à freiner la dégradation de l’environnement. Un cas exemplaire est celui de ce militant anti-OGM qui, ayant « détruit les 70 pieds de vignes transgéniques d’un essai de l’INRA [Institut national de la recherche agronomique] à Colmar, en septembre 2009, a été condamné en appel à un mois de prison avec sursis et 2 000 euros d’amende. [Il] devra en outre verser 50 000 euros de dommages et intérêts à l’INRA, a décidé lundi la cour d’appel de Colmar. Les juges ont alourdi la peine de ce militant solitaire de 47 ans qui avait été condamné en première instance à 2 000 euros d’amende, tandis que l’INRA obtenait un euro dont le caractère purement symbolique l’avait poussé à faire appel. La cour a, comme en première instance, rejeté “l’état de nécessité” dont se prévalait le prévenu, qui estimait avoir dû commettre une infraction afin d’éliminer un risque grave pour l’environnement. “L’incertitude scientifique qu’il fait valoir quant à la nocivité éventuelle des OGM en question n’étant qu’hypothétique, elle ne peut constituer un danger actuel ou imminent”, estiment les magistrats . » Une année plus tard, le 15 août 2010, un groupe de 61 « faucheurs volontaires » détruit plusieurs dizaines de pieds de vignes OGM, plantés dans le cadre de cette même expérimentation en plein air de l’INRA. Ces activistes sont alors poursuivis pour « destruction de parcelle de culture d’OGM » et « violation de domicile » pour lesquels des peines de trois mois de prison avec sursis ont été requises, le représentant du parquet ayant rejeté le fait que les prévenus avaient agi sous le coup d’un état de nécessité. La défense avait cependant fait valoir un autre argument : au moment du fauchage, le tribunal administratif de Strasbourg avait prononcé l’interdiction de cet essai parce qu’il ne remplissait pas les conditions de sécurité exigées par la loi. Mais, selon le ministère public, l’interdiction faisait alors l’objet d’un recours (que la cour d’appel de Nancy a finalement accepté en 2011, contredisant le tribunal administratif). L’histoire ne s’arrête cependant pas là puisque, en mai 2014, la cour d’appel de Colmar, tout en confirmant la condamnation pour violation de domicile, prononce la relaxe des faucheurs volontaires du chef de destruction de bien public en estimant « que l’arrêté ministériel autorisant l’INRA à tester ces organismes génétiquement modifiés au milieu du vignoble alsacien était “illégal” en raison d’“une erreur manifeste d’appréciation des risques inhérents” à l’expérience, réalisée dans un environnement non confiné » .
Le second droit qui suspend légalement l’obligation de se conduire conformément à la loi est la clause de conscience – c’est-à-dire la possibilité de refuser d’accomplir un acte professionnel au motif qu’il est contraire aux convictions éthiques ou religieuses de la personne qui doit le pratiquer. Cette clause peut être invoquée par les médecins, les sages-femmes, les dentistes et les avocats, et, sous une autre modalité, les journalistes. L’exemple le plus notoire est l’interruption volontaire de grossesse : l’article 47 du Code de déontologie médicale stipule que le médecin a le droit de refuser ses soins pour raisons professionnelles ou personnelles, sous réserve de cas d’urgence (article 223 du nouveau Code pénal) ou de manquement aux devoirs d’humanisme ou d’assistance. Le motif de conscience peut constituer l’une de ces raisons personnelles. Ce droit est reconnu aux sages-femmes (article 28 du Code de déontologie) et aux chirurgiens-dentistes (article 26). Le domaine pour lequel la clause de conscience s’applique est circonscrit à certaines catégories d’actes médicaux : avortement (article L. 2212-8 du Code de la santé publique) et stérilisation à visée contraceptive (article L. 2123-1). Il faut signaler que, pour rendre l’interruption volontaire de grossesse légitime et lever les oppositions, la loi Veil a introduit une clause originale : la situation de détresse (article L. 2212-1 du Code de la santé publique) ; clause qui a été supprimée dans la « Loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » votée le 4 août 2014, afin de faire de l’avortement un droit inconditionnellement laissé à la décision des femmes.
Un troisième type de droit suspensif a été introduit, en 1995, par la loi Barnier sur le renforcement de la protection de l’environnement : le principe de précaution. Ce principe stipule que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable ». C’est au nom de ce principe que le Conseil d’État a prononcé, en septembre 1998, un arrêt suspendant la commercialisation de variétés de maïs génétiquement modifié. En février 2005, la Charte de l’environnement a été inscrite dans la Constitution, installant le principe de précaution au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes juridiques. Une quatrième possibilité de se soustraire légalement à l’obligation est le droit de retrait. Les articles L. 4131-1 à L. 4131-4 du Code du travail disposent que, lorsqu’un salarié est confronté à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, il peut cesser son travail et, si nécessaire, quitter les lieux pour se mettre en sécurité. L’employeur ou les représentants du personnel doivent être informés du retrait et celui-ci ne doit pas créer une nouvelle situation de danger grave et imminent pour d’autres personnes. Un droit analogue est celui qui garantit, aux journalistes, la protection de leurs sources ou, aux médecins et aux avocats, le secret professionnel. La loi sur la liberté de la presse affirme que « tout journaliste entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l’exercice de son activité est libre de ne pas en révéler l’origine ». Pour conclure ce tour d’horizon non exhaustif des droits suspensifs, une précision s’impose au sujet des fonctionnaires. Les droits et obligations des agents de l’État sont définis par la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, qui stipule : « Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il n’est dégagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés. » Il lui revient donc de « se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». Hors ces circonstances exceptionnelles (qui ont été celles de la France de Vichy faut-il le rappeler), le refus d’obéissance équivaut à une faute professionnelle. Le principe de « subordination hiérarchique » lui impose également de se soumettre au contrôle hiérarchique de l’autorité supérieure compétente et de faire preuve de loyauté dans l’exercice de ses fonctions. On dit souvent que, parmi ces obligations générales, figure le « devoir de réserve ». Or celui-ci n’existe ni dans la loi de 1983, ni dans le statut général des fonctionnaires de l’État et des collectivités locales (loi n° 84-16 du 11 janvier 1984). Les seuls fonctionnaires pour lesquels le « devoir de réserve » s’applique sont, mis à part les membres du Conseil d’État, les « fonctionnaires d’autorité » qui, placés à un poste hiérarchique de leurs services, ne sont pas libres de leurs expressions dans la mesure où leurs propos personnels pourraient, du fait de leurs fonctions, être compris comme étant la position du service public qu’ils représentent. Autrement dit, le fait de critiquer ouvertement la politique suivie par ses supérieurs est, pour un fonctionnaire de ce rang, une faute professionnelle passible de sanction. Tout autre chose est le fait, pour un dépositaire de l’autorité publique, de commettre un acte de désobéissance civile. La question s’est posée en France, en septembre 2012, au moment où un mouvement de maires refusant de marier des homosexuels s’est constitué pour exprimer son opposition à la « loi ouvrant le mariage aux personnes de couples de même sexe ». Elle s’y est à nouveau posée, en septembre 2014, avec la – très brève – décision d’une poignée d’autres maires de refuser d’appliquer le décret modifiant les rythmes scolaires en interdisant l’accès des enfants aux écoles primaires le mercredi matin. Un tel comportement est strictement prohibé. L’article 432-1 du Code pénal dispose en effet : « Le fait pour une personne dépositaire de l’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 750 000 euros d’amende. » Dans les deux cas, le mouvement a été plus velléitaire qu’effectif : le rappel aux rigueurs de la loi par les ministères concernés (Intérieur et Éducation nationale) a suffi à faire rentrer les réfractaires dans le rang. Les mariages homosexuels sont désormais célébrés partout en France ; et toutes les écoles sont ouvertes le mercredi matin. Ce qui montre bien que ce qui est visé par la désobéissance civile est la légitimité que lui accorde, activement ou passivement, le public auquel cette forme d’action politique s’adresse. Car, hors de cette reconnaissance, cette forme d’action perd simplement sa validité. Quelques années avant la fronde des maires contre le mariage homosexuel, un autre maire avait commis un véritable acte de désobéissance civile, en célébrant, en toute illégalité et contre l’interdiction officielle, un mariage entre deux hommes afin de soutenir la revendication de la communauté homosexuelle. Il a été sanctionné par le préfet au titre de l’article 72 de la Constitution (un mois de suspension), mais son geste peut aujourd’hui être considéré comme ayant préfiguré l’évolution de la loi. Le refus des juges de prendre la motivation politique d’un acte de désobéissance civile publiquement en considération traduit une double préoccupation : celle des magistrats qui entendent préserver la neutralité de la Justice ; et celle du milieu politique qui entend la tenir à l’écart des questions qui sont de son ressort. Et l’usage sauvage de l’arme du droit que fait la désobéissance civile remet en cause le consensus sur lequel ce partage repose.

II. Peut-on légaliser la désobéissance civile ?

Le temps est passé où la désobéissance civile était mise au service de « grandes causes » qui semblaient se justifier d’elles-mêmes : les combats contre la domination coloniale et la ségrégation raciale, contre la guerre d’Algérie et celle du Viêt Nam, les luttes pour le droit à l’avortement ou à la libre sexualité. Tous ces combats ont été apparemment remportés. Mais, dans les pays dans lesquels les droits fondamentaux des personnes sont désormais reconnus et protégés, deux causes continuent à alimenter la commission d’actes de désobéissance civile : celle du droit des étrangers(aide et accueil des clandestins, combat contre les expulsions, refus de la délation, opposition aux arrestations, etc.) ; et celle de l’extension des droits politiques et sociaux des citoyens. Et dans ce second cas, les actes de désobéissance sont de trois sortes : (1) soit un groupe de citoyens informés se met en illégalité en articulant sa revendication politique à une action de l’opposition parlementaire ou de grandes associations reconnues visant à modifier la loi ou à en imposer de nouvelles (Greenpeace, Act Up, Faucheurs volontaires, Droit au logement, La Quadrature du Net, etc.) ; (2) soit des personnes sans structures ou relais organisationnels avérés qui décident d’enfreindre une loi portant atteinte, à leur yeux, à une liberté individuelle dans le but de dénoncer publiquement cet état de fait (euthanasie, procréation artificielle, fichage ADN ou injonction faite aux journalistes de livrer leurs sources, refus de présenter son billet dans le train, occupations d’école, etc.) ; (3) soit des individus décident de faire entendre une revendication qu’aucune organisation officielle ne prend en charge dans l’univers politique. C’est ce qui se passe dans le cas des agents et des professionnels de service public (enseignants, médecins, juges, policiers ou agents de la fonction publique) qui décident de se mettre ouvertement dans l’illégalité – en connaissance du risque de sanction encouru – en refusant de suivre des instructions dont ils pensent qu’elles font peser des menaces sur l’égal accès des citoyens à des besoins fondamentaux (santé, éducation, justice, etc.) ; ou nuisent aux libertés individuelles ; ou dégradent la qualité des prestations offertes aux usagers d’un service public. La désobéissance civile prend alors une forme un peu inédite : boycott des opérations d’enregistrement (comme pour la « Base élèves ») ; refus de produire ou de communiquer des données indispensables à l’exécution des procédures légales ou administratives (blocage des saisies obligatoires pour alimenter les multiples systèmes d’information) ; refus de remplir des questionnaires ou des tableaux de bord administratifs ; boycott des évaluations. Bref, le refus d’alimenter en données brutes les systèmes d’information d’une entreprise ou d’une administration. Ce troisième type de désobéissance pose publiquement la question de l’étendue du droit de contrôle des citoyens sur la définition de l’action de leur gouvernement. Ce fut le cas des enseignants qui, en France, ont refusé d’appliquer les nouveaux programmes de l’école primaire. Pour briser ce mouvement, le ministère a exigé des recteurs d’académie qu’ils sanctionnent le refus d’accomplir les obligations professionnelles publiquement revendiqué par certains enseignants en procédant à des retenues de salaire. Un enseignant sanctionné a alors contesté cette décision en portant l’affaire devant le tribunal administratif qui, à la surprise des autorités, a cassé la décision et ordonné au ministère de verser 1 000 euros de dommages et intérêts au plaignant. La motivation retenue par le tribunal est que les directives ministérielles n’étaient pas assez précises pour que la manière dont les « désobéisseurs » la contournaient puisse être qualifiée de faute professionnelle. Mais si ce jugement donne raison aux plaignants et semble conforter le mouvement qu’ils mènent, il ne se prononce ni sur la réforme des programmes, ni sur la légalité des actes de désobéissance. En ce cas, la décision du juge respecte une neutralité qui, même si elle est bienveillante, s’abstient de remplir la fonction politique que la désobéissance voudrait lui voir assumer. Ce qui n’a pas empêché le ministère de l’Éducation nationale de faire immédiatement appel de sa décision. La désobéissance civile se sert du droit plus que des rouages traditionnels de la politique instituée pour exprimer une revendication. C’est pourquoi elle ne peut se développer que dans une démocratie dans laquelle l’indépendance de la justice est une pratique bien établie. C’est ce qui conduit John Rawls à affirmer que la désobéissance civile est essentielle à la démocratie. Pour lui, être en démocratie, c’est, pour ses citoyens, éprouver quotidiennement le fait que les « institutions de base » de la société dans laquelle ils vivent sont justes, c’est-à-dire que les libertés de conscience, d’association, d’expression des opinions et de manifestation de la désapprobation y sont effectivement garanties ; que la justice y est réellement un pouvoir indépendant et intègre ; que l’alternance politique s’y réalise régulièrement. Dans un tel système, le respect de la loi ne devrait pas être problématique. Pour John Rawls, la désobéissance pose moins le problème de la justification de la contestation des fondements de la démocratie que celui de la légitimité dont jouissent ceux qui, dans une société donnée, fixent les limites du raisonnable en matière politique et les critères retenus pour définir un état de « presque justice ». Ou, comme il l’écrit, celui de savoir à partir de « quand le devoir d’obéir aux lois promulguées par une majorité législative (ou à des décrets issus d’une telle majorité) cesse-t-il d’être une obligation face au droit de défendre ses libertés et au devoir de lutter contre l’injustice »? Pour John Rawls, la désobéissance civile est « un acte politique, pas seulement au sens où elle vise la majorité qui a le pouvoir politique, mais parce qu’elle est guidée et justifiée par des principes politiques, c’est-à-dire par les principes de justice qui gouvernent la constitution et, d’une manière générale, les institutions de la société. Pour justifier la désobéissance civile […] on recourt à la conception commune de la justice qui sous-tend l’ordre politique. [Et] dans un régime démocratique relativement juste, il y a une conception publique de la justice qui permet aux citoyens de régler leurs affaires politiques et d’interpréter la constitution. » Bref, la désobéissance civile exprime, directement dans l’action, un aspect de la conception que les citoyens se font du politique dans un régime démocratique. Considérant les actes de désobéissance civile qui ont ponctué la lutte pour les droits civiques et contre la guerre au Viêt Nam dans les États-Unis des années 1960, John Rawls les conçoit comme « un des moyens de stabiliser un système constitutionnel, même si c’est par définition un moyen illégal. Quand elle est utilisée de manière limitée et à bon escient, elle aide à maintenir et à renforcer des institutions justes tout comme des élections libres et régulières ainsi qu’un pouvoir judiciaire indépendant ayant le pouvoir d’interpréter la constitution. » Bref, ce qui est déterminant pour John Rawls n’est donc pas la résolution individuelle de celui qui désobéit pour être en accord avec son sens de la justice, mais le travail collectif et incessant accompli pour préserver et accroître le caractère juste des institutions de base de la société. Hannah Arendt admet, elle aussi, le bien-fondé des mouvements de contestation qui secouent l’Amérique des années 1960, mais propose de « régulariser » la désobéissance civile en l’assimilant à une expression du droit d’association garanti par la Constitution américaine.
En suggérant d’accorder aux groupes prônant la désobéissance civile un statut identique à celui de ces innombrables lobbies qui plaident, officiellement, la cause d’intérêts privés auprès des gouvernants et des parlementaires, Hannah Arendt poursuit un but louable : rétablir la paix civile en reconnaissant la justesse des combats pour la liberté et l’égalité. Mais elle ne semble pas voir que sa proposition entre en contradiction avec le concept même de désobéissance, qui suppose une réaction émotionnelle imprévisible face à une prescription obligeant à se conduire de façon inique, abjecte ou inacceptable. Mais il y a plus : instituer un droit à la désobéissance est une démarche risquée quand on ne peut pas savoir à l’avance de quel refus elle sera l’émanation. Car une fois ce droit institué, comment pourrait-on en interdire la jouissance à des individus ou des organisations qui rejettent les principes mêmes de la démocratie ? Pour parer ce danger, il faut donc adopter une démarche plus prudente : pour pouvoir sérieusement envisager l’institution d’un droit à la désobéissance, il conviendrait tout d’abord, dit Ronald Dworkin, de fixer très précisément les critères qu’un citoyen devra faire valoir devant un tribunal pour que son éventuel refus d’appliquer les prescriptions d’un texte législatif ou réglementaire puisse être jugé effectivement conforme à ce droit. À défaut d’une telle précision, le champ serait laissé au caprice et à l’arbitraire – deux choses peu compatibles avec l’égalité et la justice. Or, jusqu’à présent, personne n’a pensé à définir de tels critères – et ce n’est peut-être pas un pur hasard.

Conclusion

Pour ce qui en est de la première question – Comment le droit traite-t-il le refus délibéré de se plier à une obligation légale ou réglementaire et les délits commis dans l’intention affichée de faire valoir l’illégitimité d’une situation ou d’une pratique autorisées ? –, on a vu comment l’émergence et le développement de droits suspensifs ont pris petit à petit en compte le désir d’autonomie des citoyens, en reconnaissant la légitimité de leurs initiatives politiques même lorsqu’elles sont en rupture avec la légalité.

Pour ce qui en est de la seconde – La désobéissance civile est-elle compatible avec sa légalisation ou peut-elle devenir un acte admis par le droit ? –, nous avons essayé de montrer pourquoi la désobéissance civile ne pouvait pas être un droit reconnu : elle est une forme d’action politique normale. Ces actes mettent au jour le souci croissant des citoyens d’exercer leur vigilance à l’égard du contenu pratique des textes législatifs et réglementaires ; et de manifester leur désir d’accroître les sphères de la décision politique ouvertes au débat public (en revendiquant, par exemple, le droit d’intervenir dans les grands choix stratégiques ou la définition du budget de la nation). Autrement dit, d’agir politiquement en se laissant guider par ce que l’on peut nommer leur conception ordinaire du politique et de la démocratie. Plaider pour la légalisation de la désobéissance civile et en faire une activité organisée et reconnue, à l’image d’un lobby, revient à ignorer sa nature ou sa vocation qui est de dévoiler les limites de la démocratie et de le faire à l’improviste, sous le coup d’une émotion, de façon sauvage. Car telle est sa nature et tel est son prix. Unique.

Albert Ogien

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